« C comme Crésus »
Christel Mariën
Acte I
Premier tableau : un saltimbanque prénommé Saltorino, entre subitement en scène et s’adresse au public par ces mots sur un ton
mystérieux:
Saltorino :
C’est un homme sournois
Bien vu du beau monde
Nanti et couvert de gloire
Adulé par ses proches
Applaudi par ses pairs
Il
fait la une des chroniques de son institution
Répond aux interviews en des termes chaleureux
Vante des qualités qui ne sont dans sa bouche
Que le miroir de ce qu’il méprise par ses actes quotidiens
Il
est à l’envers du décor ce que nul n’imagine
Saccage les chemins de ceux qui vibrent jour après jour
De ce qui n’est pour lui que façade
Et pourtant, il exulte
Et pourtant, il sait que
ce sont là de nobles valeurs
Puisqu’il les défend dans ses discours.
Ses victimes, hélas, sont bien incapables de le confondre
Tant sa notoriété est grande et son verbe fécond
C’est
un homme affable, un homme du monde
Un homme au dessus de tout soupçon
Un homme dont il vaut mieux se faire bien voir
Et qui, pour cette raison
Savoure sa suffisance
Et se rit du mépris que lui portent ses victimes.
Qui pourrait aller contre lui ?
Personne… ou du moins le croit-il.
Toutefois, depuis quelques temps,… il a peur.
Sa dernière victime ne s’est pas suicidée.
Elle n’a pas non plus
renoncé à son projet
Et malgré les embûches, semble avoir bien avancé.
Pour accroitre son angoisse,
Sa victime s’offre à présent le luxe d’une petite renommée
Sans
avoir pour autant bénéficié de son appui
La joute risque d’être belle
Mais tout dépend de lui.
S’il ne veut pas tomber
Peut-être devra-t-il faire amende honorable
C’est
sa seule porte de sortie
C’est un homme émérite, amateur d’art et féru de sciences
Un homme cultivé, un homme que l’on croit digne de confiance
Son visage caché remet seul en cause
La confiance qu’inspirent les hommes de son rang
Son visage public ne laisse rien à redire
Tant et si bien que ses victimes se font prendre au filet de son apparente bonté
C’est un homme qui ne sait pas
Le mal qu’il a fait autour de lui
Et s’il le découvrait
Peut-être serait-il le premier étonné
Peut-être sa naïveté l’a-t-telle illusionné
Sur l’importance
de ce qu’on l’on dit aussi en privé
Loin des projecteurs, des micros et des estrades
Juste en donnant aussi le meilleur de soi-même
Pour chacun de ceux que l’on croise sur notre route…
(le
rideau s’ouvre, Saltorino s’efface)
Deuxième
tableau : Un homme (Crésus) s’adresse à la foule d’un ton affable et mielleux. Le discours touche à sa fin lorsque le rideau se lève. Le public écoute.
Crésus :
Pour terminer, je voudrais encore ajouter quelques mots.
Comme vous le savez tous, je suis un homme de culture
Un homme qui s’entoure d’artistes
Et cela depuis
fort longtemps
Ceux qui me connaissent de longue date pourront en témoigner
Je suis fier d’avoir promu l’art dans notre cité
Et l’hommage que vous me rendez ce jour me va droit au cœur
Vous
êtes venus, amis fidèles, jongleurs, danseurs et musiciens
Vous êtes venus pour que cet ultime jour de ma carrière
Se passe dans l’esprit de ce que j’ai toujours cherché
Merci. Place à
la musique…
(Applaudissements et interlude musical éventuellement avec danse et jonglerie)
Tandis que la fête se poursuit, Crésus se sent mal (à l’insu
de ses invités) et fait appeler son médecin : le docteur Solon. Un valet se précipite hors de la scène et revient avec le Dr Solon. La scène se passe sur le côté, à l’écart des danses
et conversations animées.
- Crésus : ah, bonjour docteur.
- Dr Solon :
bonjour, bonjour. Que se passe-t-il ?
- Crésus : voyons, docteur. Vous n’ignorez pas que c’est un grand jour pour moi aujourd’hui ?! C’est l’apothéose
de ma carrière. Elle prend définitivement fin ce soir même.
- Dr Solon : oui bien sûr, j’avais appris la nouvelle, félicitations… Mais vous m’avez
fait appeler. Êtes-vous souffrant ?
- Crésus : je le crains… l’émotion sans doute. Regardez cette fête magnifique, ces danseuses qui me font tourner la tête,
cette musique... J’ai l’impression d’assister à mon enterrement de mon propre vivant, dans l’indifférence et la joie de tous.
- Dr Solon : je comprends. Mais la
fin est un commencement. Vous qui aimez la musique et les beaux-arts, vous aurez tout le loisir de vous y adonnez à présent…
- Crésus : certes. Je n’aurais pas du vous
faire venir. Je me sens mieux. Voulez-vous une coupe de champagne ?
- Dr Solon : ce serait bien volontiers mais je suis attendu par d’autres patients.
-
Crésus : dites docteur, encore un détail. Vous rappelez-vous de mon dernier malaise ?
- Dr Solon : fort bien en effet.
- Crésus :
je veux dire, vous savez, celui où…
- Dr Solon : oui, oui je m’en rappelle comme si c’était hier. Vous étiez tétanisé, ne pouvant plus articuler
un seul mot. J’ai cru que vous faisiez un accident vasculaire cérébral mais heureusement, vous vous êtes rapidement rétabli…
- Crésus : j’ai ressenti
quelque chose de très semblable lorsque mon valet s’est enquis de vous faire déplacer jusqu’ici.
- Dr Solon : vraiment ?
- Crésus :
oui…
- Dr Solon : avez-vous encore eu cette étrange hallucination ?
- Crésus : ce n’était pas une hallucination,
docteur. Juste un cauchemar, certainement…
- Dr Solon : un cauchemar, éveillé … car j’étais présent…
-
Crésus : docteur, cet après-midi, elle était là ! Je suis sûr qu’elle était là. Elle écoutait mon discours, se réjouissant d’avoir réussi sans mon appui…
Vous vous rendez compte ? Sans mon appui. Personne dans cette cité n’a jamais rien pu faire sans mon accord. Si j’avais su, si j’avais su…
- Dr Solon : mais enfin,
je ne comprends pas. Nous ne sommes pas en dictature dans cette cité. Quand bien même, dix, cent personnes entreprendraient des créations artistiques sans votre accord que vous devriez vous en réjouir. Il en sera nécessairement
comme çà, dès demain puisque vous quittez votre fonction ce soir.
- Crésus : ne dites plus un mot… vous me tuez, je me sens mal. Vite, un remède. Sauvez-moi.
Elle était là, j’en suis certain. Je suis sûr que je n’ai pas rêvé.
- Dr Solon : dans toute cette foule, il est probable que vous l’ayez aperçue.
Il est tout aussi probable qu’elle ne soit pas venue. Allons, calmez-vous.
- Crésus : Docteur, que vais-je devenir ? Demain, ils m’auront tous oublié…
-
Dr Solon : voyons, voyons… vous avez bien quelques amis quand même ?
- Crésus : oui, beaucoup mais lorsque je n’aurai plus de pouvoir, resteront-ils mes amis ?
- Dr Solon : vous avez bien dû nouer quelque amitié véritable sans aucun lien à votre fonction… vous qui aimez tant l’art, vous vous êtes certainement lié
d’amitié avec quelques artistes ?
- Crésus : …
- Dr Solon : n’est-ce pas ?
-
Crésus : …
- Dr Solon : vous avez peut-être en partie raison. Les années qui viennent vous feront peut-être découvrir quels étaient vos véritables
amis.
- Crésus : et si je m’étais trompé ? si j’ai défendu les plus offrants délaissant ceux qui étaient sincères… alors je n’aurai
plus personne, je vivrai seul, abandonné de tous…
- Dr Solon : vous le découvrirez bien assez tôt. D’ici là, savourez votre fête. C’est un grand jour
que celui qui couronne une carrière ! La joie et le blues font un curieux mélange des jours comme ceux-là… Je repasserai vous voir demain.
- Crésus : comme
vous l’entendez, docteur. Je vous raccompagne avant de rejoindre mes invités. Cela m’a fait du bien de vous parler.
(Crésus raccompagne le Dr Solon et rejoint ses invités. La musique se fait
plus présente)
Troisième tableau : La musique qui a pris jusque là différentes couleurs : festive, classique, nostalgique, devient à présent romantique dans le style
Glenn Miller. Les invités ont entrepris de se parler. Le professeur de Saint-Cyr et Delphine, ancienne étudiante, échangent leurs impressions, lorsque Atys, le fils de Crésus manifeste sa présence.
- Prof de Saint-Cyr : Que vous inspire le discours de notre hôte… ?
- Delphine : un discours on ne peut plus attendu…
- Prof de Saint-Cyr : je vous observais, … vous m’avez surpris. Je croyais que vous n’applaudiriez pas…
- Delphine : et
pourquoi donc ?
- Prof de Saint-Cyr : vous le savez mieux que personne…
- Delphine : ... J’ai applaudi … les musiciens
qui commençaient à jouer…
- Prof de Saint-Cyr : vraiment ?
- Delphine : et puis aussi, la fin du règne de notre
hôte mais de cela il n’est pas souhaitable de parler ici.
- Prof de Saint-Cyr : que vous prend-il ? Vous ne m’avez guère habitué à tant de réserve sur
vos impressions. C’est d’ailleurs ce que j’aime chez vous, votre sincérité.
- Delphine : justement… les personnes qui sont ici utilisent ma sincérité,
se servent et puis …
- Prof de Saint-Cyr : et puis découvrent qu’elles sont jalouses de vous.
- Delphine : jalouses de moi ?
- Prof de Saint-Cyr : absolument.
- Delphine : mais nous aurions pu travailler ensemble, je ne revendiquais pas le monopole, je voulais juste…
- Prof de Saint-Cyr : c’est peut-être précisément de cela qu’ils vous envient, ...
- Delphine : de quoi donc ?
- Prof de Saint-Cyr : d’avoir eu une idée qui ouvre sur un univers gigantesque. Rien à voir avec les projets égoïstes de ceux qui veulent uniquement se faire valoir eux-mêmes.
Rien à voir avec les beaux discours de ceux qui revendiquent la reconnaissance de mérites qu’ils n’ont pas toujours. Rien à voir avec des projets qui se réalisent en un espace-temps défini. Non… un projet
géant, qui est encore tout entier à construire et qui peut passionner de nombreux chercheurs tout en apportant réellement quelque chose, bien au-delà des murs de cette cité, un projet qui établit des ponts entre l’univers
des arts et celui des sciences, un projet qui transcende la pédagogie en faisant de l’art un nouvel outil pédagogique, un projet qui demande à la rhétorique de céder la parole à l’art pour faire passer
des messages essentiels et stimuler le questionnement parmi les étudiants, … tout en plaçant, une fois n’est pas coutume, les artistes au cœur de la réflexion, ...un projet qui ne s’éteindra pas de si tôt...
en vérité, une idée qu’on voudrait tous avoir eue ! Mais nous savons bien, et eux aussi, que si un membre de cette cité avait convaincu plus tôt de la pertinence d’un tel projet, celui-ci serait mis en place
depuis longtemps…
- Delphine : je suis bien d’accord mais… c’est gentil de me le dire. Ça me touche beaucoup.
- Prof de
Saint-Cyr : je le pense vraiment.
- Atys : votre conversation m’a l’air bien passionnée. Ai-je manqué un événement majeur ce soir ?
-
Prof de Saint-Cyr : ah, bonjour Atys, comment vas-tu ?
- Atys : bien merci. C’est un grand jour pour mon père. Vous désirez boire quelque chose ?
-
Prof de Saint-Cyr : volontiers.
-
(Atys, le professeur de Saint-Cyr et Delphine se dirigent vers la table où sont servies les boissons)
-
Atys : Mon père nous prépare une surprise. Regardez, on installe déjà le piano
- Delphine : votre père va jouer ?
-
Atys : absolument. Il n’est pas seulement féru d’art et de sciences. Il pratique la musique et se fait une joie à l’idée de jouer pour nous ce soir.
- Prof
de Saint-Cyr (à Delphine) : vous allez voir… il ne vole pas sa réputation de pianiste. Au piano, c’est un vrai virtuose.
- Delphine : allons de ce côté,
…
(Crésus joue et les invités applaudissent. Crésus salue et le rideau se ferme)
Acte
2
Quatrième tableau : Crésus est dans son lit, son sommeil semble agité. Le Dr Solon vient le visiter.
(Crésus semble tourmenté dans son sommeil. Tout à coup, une sonnette retentit. Il sursaute. Quelques instants plus tard, son valet fait entrer le Dr Solon)
-
Crésus : ah, docteur c’est vous.
- Dr Solon : Bonjour messire Crésus. Quelle nouvelle depuis hier ?
- Crésus (interpellant
son valet qui apporte un fauteuil pour le docteur): posez ce fauteuil et laissez nous.
- Dr Solon (à l’attention du valet) : je vous remercie.
-
Crésus : Après votre départ, la fête s’est poursuivie jusque tard dans la soirée. Le dernier invité est parti à minuit 26 très précisément. Vous me connaissez, aucun détail
ne m’échappe. Ça m’a pris tout enfant, en observant les épinoches… et depuis, c’est devenu une véritable obsession. Que vais-je devenir à présent? Loin de mes activités professionnelles,
depuis à peine quelques heures, je me sens déjà tout démunis. Dans mes fonctions, j’étais un homme heureux, très apprécié. Comment exister à présent ?
-
Dr Solon : êtes-vous en train de me dire que pour exister vous avez besoin du regard des autres ?
- Crésus : mais absolument ! Vous verrez, lorsque vous cesserez
votre activité. Ce jour-là vous comprendrez ... J’ai toujours cru que mon titre était tout, mais voyez vous-même, je tremble, j’ai peur, peur de n’être plus rien pour personne à présent…
- Dr Solon : Comment cela se pourrait-il ? Ce que vous avez accompli chaque jour, vous allez à présent en observer la moisson. Celles et ceux qui se sont tournés vers vous ne sont
pas prêts d’oublier votre réponse. Si vous les avez écoutés, encouragés, accompagnés peut-être, ils ne pourront l’oublier, c’est une certitude. Tant que vous étiez couvert de gloire
et admiré pour votre titre, vous ne pouviez savoir si vous étiez vraiment apprécié. C’est la moisson de ce que vous avez semé qui vous l’apprendra.
- Crésus :
cessez de jouez au philosophe, vous me faites pensez à mon collègue, le Professeur de Saint-Cyr. Ah lui, je peux vous dire, il ne risque pas d’être oublié… toujours à défendre les causes perdues, …
- Dr Solon : le Professeur de Saint-Cyr est un ami, je vous accorde bien volontiers qu’il est un homme d’exception. Quant aux causes perdues dont vous parlez, ce sont toujours de nobles causes
…
- Crésus :justement, … Hier soir, je l’ai aperçu en compagnie de sa pupille. J’étais certain qu’elle était là, je vous l’avais
bien dit.
- Dr Solon (qui vient de lui prendre sa tension) :cessez donc de vous tourmenter.Cela fait monter votre tension ... !
- Crésus :
Comment voulez-vous que je ne me tourmente pas ? Cela fait trois ans, que j’essaie de monter un nouveau projet, un projet qui doit être ma signature au sein de la cité. Et cette, cette … cette jeune femme prétend
qu’elle m’en a donné l’idée. Mais une idée n’est à personne, c’est bien connu. C’est ce qu’on en fait qui compte ! Et moi, je peux lui donner de l’envergure à cette idée.
Sans moi, elle ne peut rien, rien du tout. Ce n’est qu’une jeune femme insignifiante, qui n’accepte pas les lois de la jungle, et n’arrivera jamais à rien si elle continue à rêver, et refuse d’admettre la supériorité
des recherches de laboratoire. D’ailleurs je le lui ai déjà dit il y a trois ans. J’ai joué carte sur table. Je lui ai dit ouvertement que je connaissais déjà la personne à qui je confierais son idée
et cette personne-là, elle, a compris le fonctionnement de la jungle, et fera des analyses rigoureusement scientifiques sans se perdre dans des considérations abstraites et absolument improuvables !
-
Dr Solon :vous êtes un homme de preuve, je sais… exactement comme d’autres sont des hommes d’honneur,… le Professeur de Saint-Cyr par exemple. D’ailleurs, cela ne m’étonne pas qu’il s’entende
aussi bien avec Delphine. Peut-être qu’ensemble, ils réussiront ….
- Crésus : « réussiront » !?
-
Dr Solon : mais absolument. Votre fin de carrière vous fait déraisonner. Vous n’avez jamais œuvré dans la même direction que le Professeur de Saint-Cyr. En quoi cela vous pose-t-il problème aujourd’hui ?
Laissez les donc poursuivre leurs projets et veillez à l’évolution des vôtres. Les deux parcours sont peut-être complémentaires. Il me paraît absurde et ridicule de vouloir vous immiscer, négativement en
plus, dans un projet qui ne nuit absolument pas aux combats que vous avez mené toute votre carrière.
- Crésus : peut-être avez-vous raison…
-
Dr Solon : bien sûr que j’ai raison. Souvenez-vous de votre ascension au sein de la cité. Auriez-vous pu imaginer un tel parcours lorsque vous avez débuté vos études ? Et vous pouvez encore réaliser
beaucoup… car quel que soit notre âge, demain n’est jamais écrit à l’avance…
- Crésus : … j’ai toujours eu un agenda planifié
six mois à l’avance ! D’ailleurs, ne m’avez-vous pas « prédit » que vous viendriez me voir aujourd’hui ?
- Dr Solon : c’est
vrai, mais ni vous ni moi ne savions ce que nous allions nous dire. Et ni vous ni moi ne savons jusqu’où nous conduira cette conversation…
- Crésus : ce dont je suis sûr,
c’est qu’elle m’a épuisé. Au revoir, docteur.
- Dr Solon : au revoir.
Cinquième tableau : Crésus s’est endormi. La
sonnerie du téléphone retentit et le réveille. Le valet répond puis passe Crésus. C’est le Professeur de Saint-Cyr.
(Le Professeur de Saint-Cyr est sur le côté
de la scène. On le voit qui parle au téléphone. Crésus est toujours dans son lit et répond dans le téléphone que son valet lui a passé)
-
Crésus (se cachant la tête sous l’oreiller) : oh, non…
- Le valet : allo ? à qui ai-je l’honneur ? … Monsieur de Saint-Cyr !
… Oui, bien entendu. Un instant, je vous le passe.
- Crésus : allo ?
- Prof de Saint-Cyr : Bonjour Crésus. Quelle nouvelle ?
- Crésus : alors comme çà, tu es déjà au courant ?
- Prof de Saint-Cyr : au courant de ?
-
Crésus : du passage du Dr Solon. De ma dépression de fin de carrière. De ma crainte de n’être plus rien pour personne,…
- Prof de Saint-Cyr : mon
pauvre ami,… j’avais bien aperçu le Dr Solon hier soir. Mais t’ayant entendu jouer du piano, je n’y pensais plus.
- Crésus : ah oui, le concert. Tu aurais
pu jouer aussi, si tu avais voulu…
- Prof de Saint-Cyr : oui, l’assistance comportait effectivement plusieurs musiciens qui auraient tous pu jouer mais nous avons apprécié
ta surprise. Nous ignorions tous qu’il y aurait un piano… C’était un très beau moment musical. J’ai beaucoup apprécié et Delphine aussi d’ailleurs. Tu vois de qui il s’agit je pense ?
- Crésus : non je ne sais plus très bien mais peu importe.
- Prof de Saint-Cyr : Mais si Delphine, la pianiste qui t’avait contacté
il y a trois ans parce que tu faisais partie des professeurs musiciens et qu’elle pensait que tu serais sensible à son projet. Tu t’en rappelles quand même ?
- Crésus :
vaguement oui. Mais tu sais, ça n’a rien d’original. Il y en a d’autres qu’elle qui on fait de la musique à un haut niveau en plus de l’unif. Elle se prend pour une exception mais elle disparaîtra sans
que personne ne s’aperçoive seulement qu’elle a existé.
- Prof de Saint-Cyr : décidément, ça tourne à l’obsession.
-
Crésus : que veux-tu dire ?
- Prof de Saint-Cyr : d’abord tu me parles de ta crainte de ne plus être rien pour personne et maintenant tu reportes çà
sur cette pauvre Delphine comme si tu voulais inverser les rôles, comme si tu voulais que ce soit elle qui s’éteigne et toi qui jouisses des privilèges de la jeunesse pour mener à bien un projet dont la juvénilité
ne trompe personne quant à son auteur, comme si tu voulais la déposséder de son rêve, de ce qu’elle veut faire de sa vie alors que tous ceux qui te connaissent t’apprécient pour ce que tu as fait de la tienne…
- Crésus : décidément, vous vous êtes donné le mot aujourd’hui.
- Prof de Saint-Cyr : écoute, tu devrais
peut-être en parler avec les personnes qui t’ont guidé lorsque tu as commencé ta carrière.
- Crésus : parce que tu crois peut-être que j’ai été
aidé ! Je dois ma réussite à moi seul tu entends. Je ne dois rien à personne.
- Prof de Saint-Cyr : c’est dommage pour toi.
-
Crésus : j’en suis très fier.
- Prof de Saint-Cyr : tu as peut-être perdu quelque chose d’important. Quelqu’un a-t-il lutté contre tes projets
de recherche ?
- Crésus : contre mes projets ? il aurait fallu être insensé. Mes projets ont toujours présenté un intérêt incontesté.
- Prof de Saint-Cyr : ah oui, évidemment… Mais, tu m’as l’air plutôt en forme finalement. Je t’appellerai d’ici quelques jours. A bientôt, Crésus.
- Crésus : c’est ça oui, à bientôt.
(Le rideau tombe et quelques saltimbanques entrent en scène. Danses, musique et jonglerie se
succèdent à nouveau)
Sixième tableau : Saltorino surgit parmi les saltimbanques et s’adresse au public.
Saltorino :
Cet homme est tourmenté
Il croit devenir fou
Qu’est-ce que le bien, qu’est-ce que le mal
Pour un esprit troublé
Qui n’y comprend plus rien du tout ?
La ténacité dont il
a dû faire preuve
Le rend sourd aux efforts d’autrui
Et la solitude qu’il connaît par cœur
Le rend hostile à la chaleur de ses amis
Cet homme est tourmenté
Il croit devenir fou
Mais la folie n’est rien
Lorsqu’elle est passagère
Le remord quant à lui
Est de toute autre nature
Car il meurtrit d’un tout autre poison
Pour s’en délivrer
Il n’existe
qu’un seul remède
Celui d’obtenir le pardon
Cet homme n’est pas méchant
Il a beaucoup souffert
Ayant renoncé à ses rêves
Il ne les supporte plus
Ayant renoncé
à ses valeurs
Il ne veut plus en entendre parler
Leur seule vision
Dans le regard d’autrui
Le rend cynique et réveille sa folie
Il arrive que la raison s’envole
Pour ne pas avoir à
affronter
Une vérité trop vraie pour être supportable
Une erreur trop grande pour être reconnue
Il arrive que la raison s’envole
Pour que l’impossible devienne possible
Pour que le monde
des rêves
Devienne celui de la réalité
Simplement … en prenant un raccourci
(Saltorino termine son message en s’éclipsant derrière le rideau)
Acte 3
Septième tableau : Le Professeur de Saint-Cyr
se trouve dans un parc au bord d’un plan d’eau. Il lit une lettre qu’il a reçue ce matin.
(Assise sur le bord de la scène, Delphine dit à haute voix ce que le Professeur
de Saint-Cyr lit dans la lettre.)
Delphine :
Comment j’en suis arrivée là ?
C’est à n’y rien comprendre
J’ai vraiment raté
ma vie
Je me suis battue
Dans l’honneur et l’intégrité
Sans longueur d’avance et à contre vent
Mais rien n’y a fait
Il s’est toujours trouvé quelqu’un à
mettre devant moi
Plus nanti ou plus banal pour être moins dangereux
Comment j’en suis arrivée là ?
C’est à n’y rien comprendre
J’ai le cœur qui n’en peut plus
De battre pour un monde qui ne veut pas de moi
L’honneur n’a pas droit de cité
Dans cette jungle hostile
Et les ficelles sont réservées à ceux qui, élus par avance,
Ne réalisent
même pas pourquoi ils ont gagné.
Comment j’en suis arrivée là ?
Même à rebours, je ne pourrais rien y changer
Ni manque de travail
Ni manque de conscience
Ne pourrait tout
expliquer
Même à rebours, je ne pourrais rien changer
On n’a pas voulu de moi
Nulle part où j’aurais voulu me faire accepter
Alors où partir ? Alors où aller ?
Que faire
de ma vie si j’ai tout gâché ?
- Prof de Saint-Cyr : Delphine…
(Le Professeur de Saint-Cyr marche en réfléchissant
au contenu de la lettre et aperçoit Delphine au bord du plan d’eau.)
- Prof de Saint-Cyr : il fait calme ici, je ne dérange pas ?
-
Delphine : oh, bonjour
- Prof de Saint-Cyr : c’est un bel endroit pour réfléchir. J’aime beaucoup me promener par ici.
-
Delphine : …
- Prof de Saint-Cyr : j’ai lu attentivement … Pourtant c’est une grande réussite…
- Delphine :…
- Prof de Saint-Cyr : … quand on lance une idée, elle nous échappe toujours un peu…
- Delphine : je ne suis nulle part
dans le projet. Concrètement, je n’existe pas. Je n’ai pas juste lancé une idée. J’y ai consacré des milliers d’heures de travail, des années de travail, en sus d’un métier difficile
et dangereux, en y consacrant le moindre interstice de temps libre, par enthousiasme et j’en suis persuadée par vocation. D’autres vont vivre de cette idée sans l’avoir eue, sans en comprendre toute la portée et sans
avoir eu à se battre pour la construire… au départ, c’est ce que je voulais, bien sûr, créer une infrastructure transdisciplinaire dédiée aux artistes … mais pas sans moi, quand même !
- Prof de Saint-Cyr : mais ce qu’ils font n’a rien à voir avec ça. Ils vont faire des travaux de laboratoire qui ne vont absolument pas empiéter sur les réflexions
humanistes qui sont les nôtres…
- Delphine : restera-t-il seulement une place pour l’âme du projet ? Je pense qu’ils vont calquer leur démarche sur ce
qui se fait depuis de nombreuses années dans des pays comme le Canada, les Etats-Unis ou l’Allemagne et qui ne se faisait pas encore chez nous, quand j’ai participé en 2006 à ce grand concours de projet organisé
par les Aéroports de Lyon. Mais j’aurais voulu construire quelque chose de plus humain.
- Prof de Saint-Cyr : c’est mon combat aussi
-
Delphine : je sais que c’est votre combat.
- Prof de Saint-Cyr : la médecine devient de plus en plus technoscientifique. Les médecins n’écoutent plus leurs
malades. Résultat : les plus sensibles parmi eux, comme le sont par essence les artistes, se sentent complètement incompris. Mais c’est une triste généralité.
- Delphine :
c’est bien pour ça que les jeunes artistes et les jeunes médecins pourraient s’apporter tellement les uns aux autres. La sensibilité des artistes est leur force, pas leur faiblesse. C’est toute la différence avec
beaucoup d’autres professions.
- Prof de Saint-Cyr : Vous avez vu le programme de la prochaine saison culturelle ?
- Delphine : oui,
je l’ai vu. Il est génial. Dire que Crésus y est sûrement pour quelque chose ! Il n’y a pas à dire, le comité culturel a réussi à unir les différentes formes artistiques à la démarche
scientifique sans oublier la dimension pédagogique. Tout y est. La culture a pris un réel envol au sein de la cité ces trois dernières années ! C’est une bonne chose. Je me sens inutile et condamnée à
rester à l’écart mais les choses ont évolué dans le bon sens, incontestablement … Je me demande juste ce que je vais faire de ma vie, à présent…
-
Prof de Saint-Cyr : Crésus m’a dit exactement la même chose, pas plus tard que ce matin ! Au fond, vous êtes fait pour vous entendre…
- Delphine :
sûrement pas !
- Prof de Saint-Cyr : on verra…
(Quelques musiciens passent dans le parc en jouant un air de musique)
Huitième tableau : Le valet de Crésus arrive précipitamment dans le parc où se trouvent Delphine et le Prof de Saint-Cyr.
- Le
valet : Venez vite. Crésus vient de faire un nouveau malaise. Il est à cent mètres d’ici. Atys est à ses côtés et le Docteur Solon ne devrait pas tarder.
-
Prof de Saint-Cyr : nous arrivons. Que s’est-il passé ?
- Le valet : il a eu de nouvelles hallucinations. Cela lui arrive de plus en plus régulièrement.
- Prof de Saint-Cyr : Crésus, des hallucinations ? (en aparté) Nous allons tirer cette histoire au clair.
(A ce moment, Crésus, soutenu
par Atys et le Dr Solon, arrive vers eux. Il prend place sur un banc, face au plan d’eau)
- Crésus : ah, mes chers amis, vous êtes tous là ?
Que je suis content de vous voir. Je m’étais endormi à l’ombre d’un chêne. Et je crois que j’ai dû faire un cauchemar.
- Dr Solon : de quoi rêviez-vous
donc ?
- Crésus : de mon fils Atys. Il était malade, gravement malade et il n’existait aucun remède pour le sauver.
- Dr Solon :
pourquoi ce cauchemar ? la médecine fait de grands progrès et vous recrutez personnellement les meilleurs éléments pour occuper les postes de recherche. Si votre fils était malade, une équipe de chercheurs se
pencherait sur son cas et un remède finirait par être trouvé…
- Crésus : Non… il n’existait aucun remède et Atys n’aurait bénéficié
d’aucun traitement de faveur. Face à la maladie, nous sommes tous égaux. Il était dans un hôpital où ne travaillaient que des personnes sélectionnées pour leur soumission aveugle aux ordres et pour leur
rentabilité. Personne ne voulait m’écouter, répondre à mes questions, ni faire attention à lui. J’étais désespéré. Je me débattais tant et si bien dans mon sommeil que mon valet
a cru que j’avais une hallucination et que je la combattais, mais c’était bien un cauchemar, un simple cauchemar.
- Dr Solon : Venez, nous allons rentrer
(Le Dr Solon,
Crésus, Atys et le valet s’éloignent tandis que le Professeur de Saint-Cyr et Delphine reste à l’écart)
- Prof de Saint-Cyr : intéressant…
- Delphine : c’est curieux, je ne lui en veux plus.
- Prof de Saint-Cyr : vous devriez écrire. Personne ne peut vous interdire cette
part de liberté. (puis lui prenant les mains) Et je crois qu’à cette altitude, vous existerez vraiment …
- Delphine : …merci …
(Le rideau tombe, puis tous les acteurs reviennent avec les musiciens et Saltorino)
fin