Chère Noémie,
Je suis contente de t’avoir rencontrée. Tu m’as rappelé ce temps où je faisais mes premiers pas dans l’univers médical. À cette époque
(c’était il y a près de dix ans), j’ignorais à quel point un soignant peut se sentir démuni face à certains patients. Et à quel point, dans cette douloureuse expérience, chaque soignant a son propre
chemin réactionnel. J’écris « chemin » parce qu’il s’agit véritablement de tout un cheminement, qui dépendra, certes, de nos ressources personnelles, mais aussi des rencontres et de ce qui
nous sera dit à ce moment-là, avec pour toujours dans le secret de nous-mêmes, l’empreinte indélébile de tout ce que nous aurons vécu bien avant d’en arriver là.
Ce jour-là,
le jour où nous nous sommes rencontrées, j’ai compris malgré toi, malgré moi, dans le transfert de notre conversation, que tu en voulais à une patiente, à tel point que tu ne voulais plus la
soigner. Sans doute est-il légitime de vouloir poser des limites, ses limites, dans un métier de service et de disponibilité continue tel que le tien. Tu avais raison, j’en suis certaine, lorsque tu m’as assuré que les
médecins du service dans lequel tu travaillais, ne passaient que hâtivement dans les chambres, alors que toi, tu y passais quotidiennement plusieurs fois par jour. Tu as eu raison de mettre des mots sur ce que tu ressentais, et tu as très
bien fait d’exprimer que, toi aussi, tu souffrais de l’attitude de certains patients à ton égard, et notamment de cette patiente-là. Il y a comme ça des périodes, au boulot comme dans la vie, où l’agressivité
des uns, le jugement des autres, nous blessent à vif, non parce qu’on est indifférent à leur cri, mais tout au contraire, parce que leur souffrance nous est insupportable et nous écorche vif ; surtout lorsque nous ne
disposons d’aucun remède pour apaiser cette souffrance, alors que nous avons choisi ce métier dans l’espoir d’y parvenir.
« Pourquoi est-ce que vous croyez toujours les patients ? » :
cette question que tu m’as posée, avec de la colère dans la voix, résonne encore dans ma tête. Sur le moment, j’ai répondu que je les croyais à cause de leur détresse. Et, en même temps, j’ai
réalisé à quel point, toi aussi, tu étais désespérée.
Bien sûr, la patiente dont nous parlions, était tombée, et cela générait incontestablement une angoisse
supplémentaire. De tels accidents, s’ils ne devraient - idéalement - pas arriver, se produisent néanmoins de temps en temps. Le sous-effectif des équipes soignantes en est la première cause, et, tant les familles des
patients que les patients eux-mêmes sont bien souvent les premières personnes à le reconnaître.
Pour revenir à ta question, je me suis ensuite réinterrogée sur le « pourquoi ? ».
Pourquoi, est-ce que je crois les patients ? Tu découvriras peut-être, plus ou moins tôt, plus ou moins tard, que beaucoup, vraiment beaucoup de patients, sont profondément blessés, parce que leur souffrance a été
niée par des médecins, des infirmiers/infirmières, des auxiliaires de soins divers, et même quelquefois par leurs proches par effet papillon (ou par effet cascade, si tu préfères). Sans trahir certains de mes confrères,
je ne suis cependant pas la seule à penser que le règne du « si je ne connais pas, c’est que ça n’existe pas » n’est pas encore révolu. D’où ce raisonnement manichéen peut-il
venir ? Je crains que ce soit une des conséquences de l’avènement technologique contre lequel Rabelais nous avait pourtant mis en garde, dès le XVIIème siècle : « science sans conscience n’est
que ruine de l’âme » écrivait-il dans une approche quasi visionnaire pour l’époque, et qui se concrétise quelques quatre siècles plus tard. Ne pas être atteint d’une des affections prévues
dans une liste informatique déroulante d’items, ne signifient pas ne rien avoir. Peut-être faudra-t-il un jour réexpliquer aux utilisateurs d’outils multimédia, que les ordinateurs sont des machines programmées,
et que de leur programmation dépendent les réponses qu’elles nous donnent. Peut-être faudra-t-il rappeler aux scientifiques, que les connaissances actuelles sont le fruit d’observateurs attentifs et curieux de toute situation
insolite. Et que si les chercheurs du passé avaient exclu de leur champ d’investigation tout ce qui n’était pas déjà connu, nous vivrions encore comme dans la préhistoire. Donc, ne pas juger mais plutôt
interroger ce qui étonne me paraît une bonne option. Encore faut-il se laisser étonner ; ce qui ne semble pas si simple à une époque où d’un clic, un enfant de moins de trois ans peut contempler un bison,
un furet ou une girafe, aussi bien qu’un volcan, un dinosaure ou un satellite. Si l’enfant contemple, s’interroge et s’émerveille, tout espoir n’est pas perdu ! Pour en revenir à notre médecin avec sa
liste d’items, il arrive, dans le meilleur des cas, qu’il sélectionne l’item « autre », prévu dans la liste par l’informaticien pour faire face à ce cas de figure. Mais qu’est-ce que
cette pathologie « autre » qui se manifeste par des symptômes inexpliqués ? Un médecin a-t-il le droit de ne pas tout savoir et de ne pas tout savoir soigner ? Cette toute puissance que l’imaginaire
collectif lui prête finit par se retourner, d’abord contre lui, ensuite contre les patients eux-mêmes. Le médecin n’est jamais tout puissant. Hormis les actes de chirurgie ou de petite chirurgie, le travail d’un médecin
est essentiellement relationnel et intellectuel. Il réfléchit, de façon abstraite, au départ de ce que lui disent les patients, ou quelquefois leurs proches, (d’où l’importance du dialogue, appelé anamnèse
dans le langage médical). Certains médecins réfléchissent au chevet du patient, d’autres réfléchissent à l’écart, par exemple dans le bureau médical. Ce travail est donc très
différent de celui des soins infirmiers ou kinésithérapiques car, au contraire de ceux-ci, le travail intellectuel ne se voit pas. Pour cette raison, il est important de bien comprendre la complémentarité et non la rivalité
de ces différentes disciplines médicales. L’écoute du patient et la réflexion intellectuelle, abstraite, sont indispensable à l’orientation diagnostique et thérapeutique, et conduisent à ce qui s’appelle
dans le jargon professionnel « les ordres médicaux ». Ne t’y trompe surtout pas : cette dénomination sous-entend que le médecin est « responsable » de la décision thérapeutique,
et donc « allié » de celles et ceux qui l’administreront, et non qu’il soit un rival à combattre ou à supplanter. D’où l’importance de bien comprendre le rôle de chacun. Les meilleurs
infirmiers et infirmières sont peut-être celles et ceux qui, outre la qualité de leurs soins aux patients, ont conscience du rôle qu’ils jouent dans ce processus diagnostique et thérapeutique, au travers de la transmission
neutre qu’ils font aux médecins des informations et observations recueillies grâce à leur proximité du malade. (Les moins bons – espérant que tu n’en rencontreras pas – étant ceux qui réduisent
le rôle des médecins à leur face visible, et pensent qu’ils pourraient très bien signer les ordonnances à leur place.) Le dialogue est donc très important, tant vis-à-vis des patients que vis-à-vis
des membres de l’équipe médicale. C’est un peu comme dans une équipe sportive ou encore dans un orchestre. Le bassoniste ne peut pas s’improviser premier violon (sauf exception). On se retrouverait avec un « Pierre
et le loup » de Prokofiev sans grand-père ! De même en sport, une équipe unie a plus de chance de gagner. Dans la relation soignant/soigné cependant, ce sont des vies humaines qui sont en jeu. On touche à l’intime
dans une proximité qui est parfois difficile à supporter tant pour le patient que pour les proches. Côté soignant, au plus on a choisi son métier par souci de soulager la souffrance, au plus il peut – à certains
moments – être insoutenable de se retrouver face à face avec elle. Surtout, n’oublie pas cela ! Même lorsque la petite flamme de notre motivation chancèle, elle peut toujours se rallumer si on veille à ne pas
la priver de l’oxygène dont elle a besoin. Et pour cela, pour garder le cap vers notre idéal, certains écueils sont à éviter, certaines ressources sont à soigner, mais surtout il faut apprendre à se connaître
chaque jour un peu mieux. Connaître ses points forts et faibles, sans faux-semblant, peut aider à avancer dans la bonne direction. Certes, nous ne sommes pas tous identiques et ce qui est levier pour l’un peut être obstacle pour un
autre. D’où l’importance de ne pas se mentir à soi-même. C’est tel que nous sommes que nous avons le plus de chance d’accomplir notre vocation, quels que soient nos faux-pas, quel que soit le nombre de fois où
nous sommes tombés, quelle que soit la complexité de notre chemin. J’imagine que tu t’interroges sur ce qui pourrait donner de l’oxygène à la petite flamme sacrée qui brille en toi et qui t’a peut-être
conduite à choisir ce métier de service. Car soigner, c’est servir. Ce n’est pas être tout puissant, même si le patient se sent dépendant de nous, malgré nous.
Le premier secret que j’aimerais
te confier à ce sujet est qu’il importe de ne pas confondre ta passion avec ce que la société a peut-être présenté comme étant un choix de « bon ton » ou du moins politiquement correct.
Je pense souvent à Sœur Emmanuelle que j’avais entendue sur les ondes radios, et qui disait « et celle qui a la vocation d’être danseuse, et bien qu’elle soit danseuse ! ». Je pense vraiment qu’elle
avait raison. Les personnes qui confondent leur idéal avec ce que des instances extérieures leur imposent, risquent de sombrer dans l’extrémisme de ce point de vue imposé, et cela dans quelle que sphère que ce soit,
et donc pas nécessairement dans un registre politique ou religieux.
Tu as certainement entendu parler de Philippe van Meerbeeck, psychanalyste spécialiste de l’adolescence, qui a écrit (entre autres) un livre sur
la question de Dieu à l’adolescence et qui évoque, depuis de nombreuses années, la question de l’idéal sous l’angle du « pour quoi es-tu prêt à donner ta vie ? » Au
travers de cette question, il interroge la motivation des jeunes à partir au combat et à sacrifier leur vie au nom d’un idéal, le plus souvent religieux, même s’ils ont été dupés sur le mobile de
la guerre dans laquelle ils s’engagent. « Pour quoi es-tu prêt à donner ta vie ? ». Je pense pour ma part que sacrifier sa vie, c’est aussi parfois la mettre au service de la vie, la consacrer à
une cause noble qui prend soin de l’humanité, plutôt que semer la terreur dans des actes kamikazes ou terroristes. Je pense surtout que si notre engagement passionné s’aligne sur une incitation extérieure faisant fi de
l’accomplissement de ce que nous portons d’unique en nous, l’idéal poursuivi n’est alors pas notre idéal authentique, mais un leurre. Cet idéal-là n’est pas notre essentielle vocation. Tout au plus
sombrera-t-on alors dans un délire mégalomaniaque qui nous fera passer à l’acte dans le sens de ce qui nous aura été inculqué. Tout différent est le même combat lorsqu’il est en réelle
harmonie avec ce qui nous permet de nous accomplir au mieux. Toute personne qui a la vocation religieuse, ou la vocation d’enseigner, ou encore celle de soigner peut ainsi se retrouver au cœur d’une telle triangulation harmonieuse :
transcendance, passion, accomplissement. Sur le chemin de l’idéal, il est alors possible d’être ce que Boris Cyrulnik appelle « résilient ». J’espère de tout mon cœur que tu as choisi
ton métier par authentique vocation, ou que tu chemines sur le chemin qui t’y conduira.
Ce qui est extraordinaire, c’est que le monde avance. À quelques exceptions près, je pense pourtant que nous nous sentons
tous, un jour ou l’autre, complètement démuni. Et pourtant, malgré nos faiblesses, malgré nos difficultés à aller de l’avant, nous avançons malgré nous, et le monde avec nous.
Pour
revenir à la question de l’idéal qui nous guide, telle une étoile dans la nuit, et à l’importance que cet idéal soit en phase avec notre authentique vocation, je me vois contrainte de t’avouer mon inquiétude.
Je suis inquiète, comme toi peut-être, de découvrir (grâce aux médias) que les jeunes de nos contrées qui se laissent endoctriner ne sont plus des cas isolés ; particulièrement lorsqu’ils en
arrivent à tuer (ou à être prêts à tuer), au nom d’un idéal qui leur a été inculqué, et qui fait l’impasse sur certaines valeurs universelles telles que le respect ou la liberté
de culte par exemple. Je suis inquiète car, parmi ces jeunes, il s’en trouve qui, comme toi, comme moi, rêvaient d’accomplir quelque chose de beau et de grand dans leur vie. Je suis inquiète parce que nous vivons dans une société
où trouver sa place et être reconnu pour la dimension humaine qui nous anime est devenu un combat. À tel point que certains, pour se sentir exister, ne trouvent d’autre issue que celle de la violence extrême. Ces jeunes-là
sont particulièrement investis dans leur choix car ils triangulent ce qui leur est inculqué avec ce qu’ils veulent véritablement : sortir du lot, être reconnu comme quelqu’un qui accomplit quelque chose de grand
et dont on parlera, ou plus simplement encore, se sentir exister, libéré du carcan d’une société anonymisante. Jadis, des braquages ont été commis avec pour mobile le désir de passer à la télévision
ou celui de lire l’incident dans la presse écrite. Mais là, pour le moment, c’est vraiment l’escalade : une tuerie dans un musée, des prises d’otages multiples, des mutilations barbares, des homicides
en cascade par conduite automobile incongrue et sciemment dangereuse,… En sommes-nous vraiment là ? Sommes-nous collégialement, complètement déboussolés par la perte de sens et de repères dans le monde
où nous vivons. Sommes-nous vraiment prêts à vivre sous la dictature de la technologie ? Être au courant de ce qui se passe partout ne génère-t-il pas une overdose affective pour les plus sensibles, une overdose
excitatrice pour les plus téméraires ? Être contraint à la perfection technique, au progrès permanent, comme si nous étions des machines dénuées d’affects et dénuées d’humanité ;
être interchangeable à souhait par la négation de notre spécificité humaine, est une nouvelle forme de tyrannie, qui parce qu’elle est nouvelle, n’est pas encore dénoncée officiellement, mais c’est
une tyrannie. J’en veux pour preuve les multiples témoignages de patients qui s’écroulent sous la pression de patrons ou d’enseignants qui brisent l’enthousiasme, et éteignent la créativité, en cultivant
angoisse et culpabilité parmi leurs plus brillantes recrues. Ces meurtres parfaits ne sont passibles d’aucune sanction, d’aucune réprimande ; qui plus est, ils sont favorisés par la pression que subissent de leurs côtés
les responsables eux-mêmes. Dans un tel contexte, faire de son mieux, donner le meilleur est devenu la plus sûre façon de se faire trucider psychologiquement. Alors que faire ? Certains craquent et dépriment, d’autres
se suicident. Les troisièmes deviennent prédateurs à leur tour. Qui aura le talent et la force d’user seulement de la ruse pour rester fidèle à lui-même sans se faire massacrer ? Qui aura le génie
de s’entourer d’amis, de véritables amis pour avancer prudemment dans un monde où les pièges sont nombreux ? Qui aura en lui le courage d’être humain envers et contre le formatage ambiant ? Qui aura en
lui assez d’amour pour sauver l’humanité qui vacille ? Qui aura en lui assez de foi et d’espoir pour croire que le combat vaut la peine d’être livré en toute loyauté ?
Toi aussi Noémie,
et à travers toi tous les autres soignants, tu accomplis chaque jour une œuvre exceptionnelle, digne de donner sens à ta vie ! Je t’écris cette lettre pour rendre hommage à ce travail de l’ombre que tu accomplis
jour après jour et qui prend soin de l’humanité. C’est un peu comme les milliers de boutons d’or qui illuminent un jardin. Chacun est discret mais que l’ensemble est beau ! Et puis, une fleur réalise le prodige
de s’épanouir même aux côtés d’un arbre mort, parce que la vie gagne toujours.
Il arrive que certaines personnes choisissent la destructivité par facilité, lorsque les circonstances ou les
infrastructures en place leur offrent un espace dans lequel elles peuvent se glisser. Mais il arrive aussi qu’elles fassent ce choix non pas par facilité, mais tout au contraire, parce qu’elles ont acquis la conviction d’avoir essayé
toutes les autres options et qu’elles ont été systématique brimées, voire fracassées, à chaque fois qu’elles se remettaient debout… Cela peut se produire sur le lieu de travail, à l’école,
comme dans la vie. Ainsi, lorsque les médias relaient qu’un jeune, jusque-là sans histoire, a subitement débarqué dans son école ou dans son ancienne école pour y faire un carnage, il me semble que la question
volontiers éludée est : « Qu’a-t-il dû endurer en silence pour en arriver là ? » Il serait trop simple de simplement abaisser la majorité pénale pour le rendre responsable de ses
actes. Les véritables responsables seraient bien à l’abri derrière une semblable décision. Celui qui disjoncte n’est que le symptôme d’un grave problème de société. Et ce serait une injustice
supplémentaire de clôturer le débat sur son seul ultime comportement. Certes, le premier grief qui vient à l’esprit est qu’il s’en est pris à des innocents, et, lorsqu’il s’agit d’un
mineur, il semble évident que le jeune n’a alors eu ni l’opportunité ni le temps de mettre en acte nombre d’autres options pour sublimer le mal qui lui a été fait. Reconnaître un crime ne devrait cependant
pas se faire sans reconnaître les véritables coupables, même si la loi ne sanctionnera que celui qui a été symptôme du processus destructeur. Lorsque la mort est donnée, un dramatique point de non-retour est franchi.
L’âge pour comparaître en cour d’assises est un leurre. Changer l’âge qui sert de balise reviendrait à déplacer le débat vers une autre catégorie d’âge. Être confronté
à la gravité de son acte, et purger une peine expiatoire proportionnelle, devrait certes être rendu possible par la loi quel que soit l’âge du meurtrier. Et pour les mineurs, les travaux d’intérêts généraux
me paraissent la meilleure option. Cependant, lorsque la mort a touché des innocents, le débat n’est pas du tout le même que lorsque la victime est une personne ciblée et innocente, ou, a contrario, une personne précise
qui a attisé la haine. Le débat n’est pas non plus le même lorsque le mobile est idéologique ou lorsqu’il touche à un différend personnel. La question n’est pas ici de poser les balises d’une
nouvelle loi mais plutôt de prendre conscience du rôle que nous jouons à chaque fois que nous faisons du bien ou du mal autour de nous ; à chaque fois que nous semons l’injustice ou que nous prenons soin du plus faible ;
à chaque fois que nous bâtissons la paix ou que nous semons la discorde ; à chaque fois que nous pardonnons ou à chaque fois que nous livrons bataille pour combattre l’injustice, le manque de respect, le mensonge, et tant
d’autres fléaux. C’est un leurre de croire que la révolte n’est pas alliée de la douceur. Si celui qui offense ne regrette pas même son acte, l’heure n’est pas au pardon. Si celui qui offense regrette
son acte, l’heure d’une punition qui relève a sonné, mais les conséquences restent cependant sans retour possible.
Dans le monde où nous vivons, et où règne encore en 2014, l’inégalité
sociale, la rivalité, non par émulation mais par convoitise économique ou politique, tu rencontreras certainement des personnes très bien, qui se diront blessées ou découragées parce qu’elles ont vraiment
donné le meilleur d’elles-mêmes, et qu’elles n’ont pas le sentiment d’avoir pu accomplir ce pour quoi elles se sentaient prédestinées. Cela génère de la souffrance et peut se métamorphoser
en violence, avec le risque de perdre le contrôle lorsque l’engrenage de la violence est mis en mouvement. C’est un peu comme si ces personnes te répondaient qu’elles ne se voyaient pas « boutons d’or »
mais arbre, ou qu’elles ne se voyaient pas arbre mais monuments visibles depuis la lune. Si cela devaient arriver, parle leur de la forêt ou de la galaxie, et encourage les à être ce qui les épanouit au mieux et à réaliser
ce dans quoi elles sont véritablement excellentes. Une bonne équipe n’est pas constituée par des personnes qui excellent dans les mêmes compétences. Bien au contraire. Le mieux est que l’on soit excellent là
où un autre est plus faible, et ainsi de suite. La vocation, c’est d’être soi. L’acharnement à entraver l’accomplissement de quelqu’un est une forme de terrorisme intellectuel. Et être victime d’un
acte terroriste est terriblement traumatisant. Tu as peut-être entendu parler du PTSD (syndrome de détresse post-traumatique). Même s’il n’est pas décrit comme tel, je crois possible d’être en état PTSD,
avec tous ses effets délétères sur le quotidien, lorsque l’on est à répétition écarté de son vrai chemin. Tout cela pour te dire que si tu as reçu la vocation de soigner, alors il faut vraiment
que tu gardes ton courage quelles que soient les difficultés de ta journée.
La vocation, l’idéal sont des concepts souvent mal compris. Beaucoup les perçoivent comme quelque chose de précis, comme un
objectif-cible en quelque sorte. Personnellement, j’ai la conviction qu’il s’agit simplement d’un chemin ! Certes semé d’embûches, d’épreuves, de déceptions… Les joies, ce sont les
rencontres sur notre route, la proximité des êtres aimés et qui nous aiment véritablement, qui croient en nous, qui nous soutiennent dans nos faiblesses comme dans nos réussites. C’est aussi parfois découvrir
que d’autres livrent le même combat, même si c’est au travers d’un idéal complètement différent du nôtre mais qui est authentiquement le leur !
Tu te demandes sans doute, et c’est
bien normal, si tu auras la force de mener à bien ton métier, si ta bonne volonté suffira pour affronter l’agressivité, le cynisme, l’abus de confiance, voire l’arrogance de certains patients, collègues,
et supérieurs hiérarchiques, mais aussi l’échec de tes efforts et du don absolu du meilleur de toi-même. Dis-toi bien que ces questions surgissent aussi dans le questionnement des jeunes enseignants par exemple, comme dans
le cheminement de toute personne qui décide d’avancer dans la vie en prenant soin de l’humanité. Toutefois, que l’on soit manager, leader, professeur, soignant, journaliste,… dès que l’on entre en communication
avec une autre personne et que l’on découvre qu’elle n’est pas le prolongement de nous-même mais une personne tout à fait autre, il peut être important d’identifier les couleurs de son mode relationnel avec
nous. Peut-être qu’avec une autre personne, cette personne utilise un tout autre style de communication, car nous sommes tous différents et les affinités et contre-affinités ne sont pas à nier mais à intégrer
pour réussir à concilier respect et relation délicate. Je te parlerai bientôt du code couleur que j’utilise pour m’aider. Mais avant cela, je voulais souligner l’importance des stages et de l’accompagnement
des premiers pas dans ton métier par une personne bienveillante et plus expérimentée. Où que tu sois amenée à exercer, si tu as la possibilité de côtoyer une telle personne, ne te prive pas de ses conseils,
de son écoute et de son exemple ! L‘enthousiasme et l’expérience font des merveilles lorsqu’ils se rencontrent. J’écris cela car, dans la vie, on a des journées plus difficiles que d’autres, et,
lorsque c’est la première fois et que cela ne se passe pas aussi bien qu’espéré, il est extrêmement soutenant d’avoir à ses côtés un pair qui nous confirme que cette situation-là était
vraiment difficile, mais que ce ne sera pas tous les jours comme ça. Quand tout se passe bien le premier jour, c’est une joie, grisante parfois, et les circonstances boostent alors au maximum le sentiment d’avoir été élu
pour ce métier. Et c’est tant mieux ! Tout ce qui nous porte est un cadeau dont il faut prendre soin. J’aime imaginer que les consultations « rose et bleu » sont celles où le patient se confie et dans le
temps desquelles nous lui offrons notre écoute à travers notre présence, l’attention que nous lui portons, et le respect que nous éprouvons pour l’expérience qu’il nous partage, sans qu’il n’y
ait pour autant une demande explicite, ou une attente de conseils précis. Rose et bleu c’est donc un espace de parole centré sur le ressenti davantage que sur les faits, où notre présence reflète à l’autre
l’importance et la valeur de ce qu’il vit et de ce qu’il est. Parfois cependant, il y a urgence, et même parfois danger, et nous sommes en mode « gris-vert ». Le problème est explicite et les consignes aussi.
Parfois, le patient nous interpelle avec des questions très précises pour lesquelles il souhaite des explications très explicites et détaillées. C’est le mode « rouge et jaune », « questions-réponses ».
Au travers de ce code couleur, la consultation idéale pourrait ressembler à ce que j’appelle une consultation « arc-en-ciel », lorsque nous jonglons avec les différentes facettes/couleurs de la consultation.
Entre l’écoute des demandes très implicites (rose), les reflets (bleu), les plaintes (gris), les objectifs ou consignes (vert), les questions explicites (rouge) et les explications (jaune), mais quelquefois aussi les feed-back du patient
(mauve), il est clair qu’il s’écoule quelquefois du temps… car tisser du lien demande du temps. Dis comme ça, je t’accorde volontiers que cela peut paraître anodin, mais au quotidien, cela peut aider, particulièrement
lorsque le fil conducteur de la consultation semble perdu. Quand le contact ne passe pas, que tu as l’impression d’être obligée de couper court, voire d’interrompre pour dire ce que tu as à faire passer comme message (car
bien évidemment, dans ton métier, il est rare de n’avoir à prendre soin que d’un seul patient… mais même si c’était le cas, tu pourrais très bien avoir un enfant, un conjoint, un parent, un
ami qui t’attend) ; dans ces cas-là donc, quand tout-à-coup on se sent irrité alors qu’il ne s’est rien passé de particulièrement grave, prendre conscience que l’on communique sur un mode coloré
différent de celui du patient peut aider à sortir de l’impasse.
Etrangement, la simple prise de conscience de cela modifie inconsciemment la communication. Se dire « le patient est en attente d’un échange
rose et bleu (écoute, reflets) et moi je suis là à lui imposer du vert et gris (directives en réponse à ses plaintes) sans prendre ou disposer du temps pour entrer dans son rythme, peut changer l’atmosphère
de la rencontre. Cela ne signifie nullement que tu pourras rester plus longtemps. Ton rythme à toi est une réalité aussi. Mais ton intention sera perçue différemment. Si cela se passe dans un respect mutuel où certaines
plages sont consacrées à l’écoute du patient, et d’autres à tes impératifs à toi, un équilibre aura une chance de pouvoir s’installer.
Chaque jour, tu apprendras à mieux
te connaître, et de cette connaissance de toi dépendra ta lecture du monde. Tu le sais bien, tes meilleurs amis et amies ne sont pas ceux de tout le monde parce qu’on a intuitivement le sentiment de pouvoir simplement être soi-même
avec certaines personnes plutôt qu’avec d’autres. Cela ne signifie pas que l’on ne puisse pas apprendre à mieux communiquer avec de tout autres personnes, loin de là ! Simplement, cela nous demande alors un plus grand
effort d’empathie. Peut-être as-tu entendu parler de Taïbi Kahler. Il a décrit six profils de personnalité et son modèle a été utilisé par la NASA pour constituer une équipe optimale d’astronautes.
Pour lui cependant, chaque personne a en lui les six profils tout en privilégiant l’un ou l’autre selon les circonstances ou les périodes de la vie. Il est assez évident qu’une personne de type « rêveur »
devra déployer une énergie monumentale pour se comporter en « promoteur » si les circonstances le lui imposent ; tandis qu’un « promoteur » (leader) aura peut-être besoin de mobiliser
tout son capital énergétique pour se montrer empathique avec ses coéquipiers. Toutes les variantes sont possibles. Pour ma part, pour retenir et identifier les six profils, je me réfère au conte « Le Petit Prince »
d’Antoine de Saint-Exupéry qui a, lui aussi, avec l’intuition caractéristique des artistes, décrit ces six profils de personnalité : le travaillomane (le businessman), le rêveur (l’allumeur de réverbères),
le promoteur (le roi), le persévérant (le géographe), l’empathique (le buveur) et le rebelle (le vaniteux). Nous ne sommes jamais tout à fait l’un, tout-à-fait l’autre, mais selon que nous sommes davantage
ressourcé en nous centrant sur l’extérieur (extroverti) ou en nous recentrant sur nous-même (introverti), ce ne sont pas les mêmes circonstances qui nous fragilisent ou nous motivent. Celui qui prend conscience de cela peut
devenir un levier dans une équipe. Comprendre que son coéquipier peut être en difficulté dans une situation qui ne nous poserait pas problème peut aider à répartir plus équitablement les tâches,
non pas en imposant les mêmes choses à tous, mais en veillant à ce que chacun puisse se ressourcer dans le type de tâche qui lui convient le mieux et dans lesquelles il peut véritablement exceller. Lorsqu’un chef de service
a à cœur l’équilibre de son équipe, il augmente les chances de faire émerger l’excellence et le dévouement, mais également l’entente cordiale à travers l’épanouissement de
chacun.
Accueillir l’inattendu ; Accompagner la souffrance comme le déclin, tout autant que la rémission ; Accomplir le chemin de ta vocation, tel est en quelque sorte -et pour aide-mémoire - le triple A
du métier que tu as choisi.
II.
« Courageons ! » : c’est un mot que maman a inventé pour me donner du courage
tout au long de mes études. Entre la quantité de matière à assimiler, la complexité de celle-ci à se réapproprier, l’intégration dans un milieu universitaire où, comme d’autres étudiants
j’imagine et peut-être comme toi, je ne connaissais au départ personne, pas même dans une autre faculté que la mienne, il y a comme tu sais la confrontation au « faire face aux épreuves, aux échéances,… »,
la prise de parole lors des examens oraux, la course folle pour décrocher un stage qui réponde à la fois aux exigences et à ses propres attentes. Et qui dit « course folle » dit rivalité. Qui dit « rivalité »
dit inévitablement combat, quelquefois inégal et pas toujours très loyal. Si j’en parle c’est que lorsque j’ai découvert cela, je suis restée abasourdie. Le grand public n’imagine pas cette rivalité.
Parfois, les compliments endorment. C’est comme dans la fable du « corbeau et du renard » imaginée par Esope au VIème siècle avant Jésus-Christ et rendue célèbre par Jean de la Fontaine.
Reste lucide, prudente et humble pour ne pas tomber dans le piège que te tendent ceux qui te lancent des compliments décalés des actes qu’ils posent envers toi. Apprends à nouer de vrais liens avec de vrais amis. Tu te disputeras
avec eux mais seulement parce que tu n’auras pas peur de leur partager ta véritable pensée. Tu leur pardonneras leurs offenses parce que tu sauras qu’en cas de vraies difficultés, ces différends s’effaceront pour
se muer en acte solidaire envers toi. J’ai la chance et l’immense privilège d’avoir mes parents à mes côtés. Peut-être n’est-ce pas ton cas, ou peut-être différemment. Crois en toi !
Quelles que soient les épreuves que tu auras à traverser, « n’oublie pas qui tu es », car c’est dans ce que tu es au plus vrai de toi-même que se trouve la clef pour résoudre les énigmes qui
s’imposent à toi. Que te servirait-il de mettre en place une solution qui ne te conviendrait pas, de te faire des amis qui croiraient aimer en toi quelqu’un d’autre que toi, ou de parcourir un chemin qui ne serait pas le tien et où
tu n’aurais pas ta vraie place ? Ces quelques lignes doivent te paraître bien sombres, mais ces questions sont essentielles. Lorsqu’elles surgissent dans notre esprit, il ne faut pas perdre de vue que diverses réponses sont possible.
Certaines personnes, hélas, choisissent la fuite et font le choix de quitter un monde où elles éprouvent le sentiment de ne pas être à leur place. Il arrive qu’elles fassent ce choix parce qu’elles
ont le sentiment d’avoir raté leur vie, et qu’elles ont perdu tout espoir de pouvoir redresser la barre. Il arrive aussi qu’elles renoncent à combattre parce que la situation leur paraît absurde tant leurs interlocuteurs
sont hermétiques ou hostiles à ce qu’elles ont de tellement unique et précieux en elles. Le rejet de ce que l’on a de plus beau à offrir est une grande cause de désespérance. Existe-t-il une alternative
à la fuite ? Lorsque l’on se retrouve dans un tel état d’esprit, il est vraiment difficile de déposer les armes, de se recentrer sur soi, et ensuite de se relever pour avancer sur le chemin qui est véritablement
le nôtre. La sublimation artistique est une clé mais tout le monde n’a pas ce privilège. L’écriture est une aide précieuse mais parfois risquée. On ne peut pas tout écrire, ou du moins on ne peut
plus. La présence à nos côtés d’une personne qui nous aime et en qui nous avons une confiance absolue est alors notre salut ! La clé, c’est l’amour. Quel que soit le langage utilisé, la forme
de sublimation, la tortuosité du chemin parcouru, les obstacles qui s’imposent et s’imposeront encore, l’amour est toujours la clé, parfois parce qu’on le reçoit, parfois parce qu’on le ressent, parfois parce
qu’on le partage, parfois aussi parce qu’on choisit de le donner sans raison. Toutes les formes d’amour ne sont pas les mêmes, mais il est toujours la clé : pour accueillir la souffrance, pour tenter de l’apaiser,
pour oser la confiance, pour croire en l’avenir et se remettre en marche, pour s’arrêter et prendre le temps de remettre quelqu’un debout, pour pardonner l’impardonnable non pour oublier mais pour effacer la haine qui abîme
notre cœur,… Je crois vraiment que sans amour, nos projets n’ont aucun sens, nos rencontres non plus. Peut-être est-ce même la raison qui fait que nous nous sentons tellement découragés et anéantis lorsque
nous évoluons dans un monde, ou dans un espace de vie, qui semble déserté par toute lueur d’Agape, cet amour du prochain qui signe simplement notre humanité. Qu’Eros nous donne des ailes et que Philia booste notre enthousiasme
à partager des projets communs est un cadeau au cœur de nos vies, mais en l’absence d’Eros et de Philia, si même Agape s’absente, alors plus rien ne va. La bienveillance est le minimum, l’amitié est un joyau,
l’état amoureux une étincelle, mais le respect de la dignité humaine et du mystère de la vie sont indispensables au maintien en vie de notre humanité. Lorsque le souci du mieux pour l’autre, du mieux pour soi
aussi, ne sont plus au programme et que le cadre dans lequel nous évoluons devient suffoquant par manque d’oxygène pour ce qui donne sens à notre vie ; lorsque ce que nous sommes véritablement, ou plutôt ce que
nous nous sentons appelés à devenir ou à accomplir à travers notre vie, se retrouve à l’agonie, il arrive que nous devions partir. Partir de là où nous étouffons. Pas en nous ôtant la vie,
certainement pas. Mais parfois simplement en changeant de lieu de travail, de cadre de vie, de pays, de continent, voire de métier ! Les choix sont parfois difficiles. Certaines priorités ou certaines valeurs peuvent paraître contradictoires.
Il arrive que ce soit véritablement l’impasse !
Un jeune chef d’orchestre se demandait s’il devait accepter le contrat dont il rêvait et qui le contraignait à partir à l’étranger,
ou, s’il devait y renoncer pour demeurer auprès de son épouse qui portait leur premier enfant. Sans doute ne pouvait-il imaginer son bonheur en se clivant de son rêve, tout autant qu’en s’éloignant de sa famille.
Quel était son chemin ? Quelle question la vie lui posait-elle à travers cette apparente impasse ? Il est toujours plus facile d’imaginer les réponses quand on n’est pas soi-même au cœur du dilemme. Entre
l’amour et la carrière, se pose la question de l’amour véritable et du véritable sens du rêve professionnel. Une opportunité qui ne dépend pas de nous peut-elle briser un équilibre existentiel patiemment
construit ? J’ai bien peur que dans la réalité concrète, la réponse soit positive. Alors que choisir ? Ecrire soi-même son futur ? Attendre une opportunité nouvelle qui ne nous contraindra pas à
nous briser affectivement ? Quand on est complètement perdu, le seul moyen de ne pas se briser irrémédiablement est d’écouter son cœur plutôt que sa raison. Mais parfois c’est l’inverse. Sans doute
ne devons-nous pas confondre amour absolu et passion aveugle. Si le premier est un excellent guide qui nous harmonise avec nous-même, la seconde doit impérativement renouer avec notre raison et notre quête d’accomplissement personnel
si nous voulons avancer sur notre vrai chemin.
Suivre son vrai chemin ne veut pas dire ne jamais se tromper de route, ne jamais s’arrêter ou ne jamais faire de détours. Cela se passe exactement comme en voyage. Beaucoup
de trajets sont possibles mais la façon dont nous cheminons est essentielle à la qualité du voyage ainsi qu’aux messages que nous délivreront nos souvenirs de celui-ci. Il faut néanmoins reconnaître que certains
carrefours de notre vie ressemble davantage à un labyrinthe qu’à un simple Y.
Dans ton métier, tu auras souvent à appliquer des actes techniques qui auront été ordonnés par un médecin.
Il peut paraître confortable de ne pas porter la responsabilité de ce choix, mais souviens-toi à ce sujet de ce que tu viens de lire à propos du chemin. La façon dont tu exerceras la consigne peut faire toute la différence !
Quant aux échos que tu feras aux médecins des effets du traitement, ils seront comme des panneaux indicateurs qui influenceront les décisions ultérieures. Pour cette raison, je pense qu’il serait sain d’encourager l’enseignement
de la différence des rôles de chacun, plutôt que de promouvoir une culture de valorisation des actes techniques visibles par opposition aux actes intellectuels abstraits, qui certes ne se voient pas mais sont cependant essentiels dans la
prise en soin.
Être infirmière, c’est être proche des personnes en souffrance, proche jusque dans leur intimité. C’est aussi parfois leur faire mal parce que tous les actes techniques ne sont pas indolores.
Surtout ne nie pas la souffrance qui s’exprime à ce moment-là. Ne pas avoir d’alternative ne rend pas l’acte indolore pour autant. Ta qualité de présence, ton empathie, ton absence de jugement peuvent aider le
patient à surmonter l’épreuve !
Parfois tu verras – que ce soit pour toi, pour un ami, un collègue, un membre de ta famille, mais aussi pour un patient – ce n’est ni le cœur ni
la raison qui sont aux commandes. Tout-à-coup le corps lui-même s’interpose entre la volonté et la possibilité d’agir. Je ne parle pas d’emblée ici de l’aboutissement du processus de somatisation, lorsque
le mental en arrive à prendre le corps en otage suite à une surcharge de pressions, et que le corps tombe carrément malade, bien que cela puisse en arriver là. Dans un premier temps, je pensais plutôt à la crise
d’angoisse. Comme l’enthousiasme ou la culpabilité, l’angoisse émerge d’elle-même dans notre vie, sans que nous ayons de prise sur son déclenchement. Dès lors, ce sera tout un travail de la vaincre,
précisément pour cette raison. Toutefois, à l’inverse de la culpabilité qui résulte d’un conflit entre ce que nous aurions dû faire (d’après notre intériorisation de certaines règles
de vie) et ce que par ailleurs nous avons fait (en raison des circonstances), l’angoisse, elle, ne va pas nécessairement surgir dans les mêmes circonstances pour chacun de nous. J’ai rencontré des patients pour lesquels les
symptômes de l’angoisse s’activaient lors de la confrontation à des circonstances extérieures à eux-mêmes (un lieu, un événement, un objet). J’en ai rencontré d’autres qui étaient
au contraire tétanisés par une angoisse liée au surgissement de questions existentielles dans leur vie. Dans mon expérience clinique, j’ai observé le premier mode de survenue de l’angoisse chez des personnes plutôt
introverties, et de ce fait déstabilisées par certains éléments extérieurs. Tandis que les questions existentielles déstabilisaient plutôt des personnes actives, évitant le silence et l’introspection.
Il peut être utile d’identifier pour soi-même les circonstances, extérieures ou intérieures, qui ont pu nous angoisser dans le passé (ou, sans aller jusqu’à l’angoisse, les situations
qui ont tendance à nous rendre anxieux). Certes, ce n’est pas du tout la même chose ! L’anxiété inclut une notion imaginaire et temporelle, une appréhension à quelque chose de futur ou d’hypothétique
qui pourrait se passer dans le présent ou s’être déroulé dans un passé que nous ne connaissons pas encore. Tandis que l’angoisse court-circuite et submerge le mental. Néanmoins, être conscient qu’il
nous arrive d’éprouver de tels inconforts peut nous rendre plus accueillants, plus réceptifs, lorsque nous l’observons de l’extérieur chez quelqu’un d’autre que nous.
Lorsqu’un patient
par exemple manifeste de l’anxiété, la tendance à vouloir rassurer sur base de notre point de vue est souvent reçu soit sur un mode intellectuel (la personne reconnaît que les arguments avancés sont vrais mais
l’appréhension domine momentanément la raison), soit sur un mode oppositionnel (c’est le cas lorsque la personne répond quelque chose comme : « je voudrais bien vous y voir »), soit sur un mode
sadique (lorsque la personne jouit ou promet de se réjouir de notre désarroi à la première occasion), soit encore sur un mode humoristique de façade qui allège la tension extérieure. Dans tous les cas, le véritable
ressenti est occulté. Et sans doute est-il parfois nécessaire de tenir à distance l’élément qui génère cet embarras… Le tout est d’éviter que cet embarras ne devienne extrême,
et pour cela, il sera important de ne pas se tromper de ficelle.
Que se passe-t-il lorsque nous nous sentons « embarrassé » ? Sans doute, nous sentons-nous un peu coupable et en même temps un peu confus.
Nous ne savons pas très bien si nos raisons ont raison ou si le mal-être aurait pu être évité. La situation n’est pas idéale, et, en même temps, notre ressenti oscille entre tétanie et agitation frénétique.
C’est en quelque sorte comme si la situation extérieure nous adressait en miroir le reflet de la situation épique dans laquelle nous nous trouvons. Si cela devait t’arriver, je te suggère de faire un petit plongeon en toi-même
et, en l’espace d’une seconde, de te resynchroniser avec le sens qu’a pour toi le parcours ou le mobile qui t’a mis dans cette situation. L’embarras a ceci de particulier que son lieu d’émergence se trouve sur l’engrenage
entre premier, deuxième et troisième cordage du double-nœud qui tisse notre existentialité. Le premier cordage est celui de notre structuration psychique (qui nous sommes, ce qui nous est arrivé, et ce que nous faisons de
tout cela, sous l’influence des dynamiques de notre quête existentielle, de nos passions et de ce qui transcende notre existence) ; le deuxième est celui du nouage de notre personnalité (intro- ou extroverti par exemple) ;
quant au troisième, il est celui qui nous unit au monde extérieur. Dès lors, lorsque l’embarras surgit, il bloque instantanément et passagèrement notre fluidité naturelle. C’est comme un arrêt sur
image, comme un nœud trop serré qui empêcherait le fil d’une dentellière de glisser harmonieusement.
Il te faudra être une artiste de la relation humaine pour rétablir l’harmonie de certaines
situations. Ce n’est jamais gagné d’avance ! Comme en musique, la note qui suit dépend à chaque fois de la note qui précède, et même si la ligne mélodique à jouer est écrite, la
manière dont on la jouera sera à chaque fois différente. C’est ce que m’a dit un jour un grand artiste. Il s’appelait François Daneels, celui-là même qui a créé l’école belge
du saxophone.
Le lien qui nous unit les uns aux autres est à la fois fort et fragile. À nous de connaître ses failles et ses véritables points d’accroche pour anticiper, éviter de blesser, ou pour réparer
lorsque le lien est en mille morceaux ou sur le point de se rompre. Jean-Paul II a dit : « L’homme est grand même dans sa faiblesse »… Nous sommes noués à l’image d’un cœur qui bat,
ou d’une étoile qui scintille de tout son éclat au cœur de la nuit. Nous oscillons sans cesse autour de qui nous sommes vraiment. Et cela nous donne la possibilité de devenir meilleur à chaque instant. C’est un
des miracles de notre vie, comme si nous étions les humbles coquilles qui abritent en leur cœur un mystère on ne peut plus sacré ; comme si nos parts d’ombre et de lumière livraient un combat permanent et nécessaire,
afin que le jour et la nuit ne cessent pas de se succéder. C’est pourquoi je ne t’enjoindrai pas de tendre vers la perfection de ton métier, juste de le vivre avec âme et intensité.
Lorsque quelque chose
se bloque, en soi ou chez le patient, il n’est pas toujours aisé de savoir quelle ficelle mobiliser pour lever la tension. Tant que soi-même on est pris dans la crise, il sera difficile d’avancer. J’en ai encore reçu
le témoignage ce matin. Si un soignant réagit impulsivement dans l’instant, il peut toujours s’en excuser par la suite. Mais si, a contrario, il revient sciemment à la charge, armé de propos blessants qui exacerbent
l’angoisse du patient, il n’agit plus en tant que soignant, mais en tant que persécuteur. Tu as peut-être entendu parler, ou tu entendras parler un jour, du triangle dramatique de Stephen Karpman qui modélise un scénario
relationnel « persécuteur-victime-sauveteur », chaque personne pouvant occuper chacune des trois places au fil de la relation. Il faut à tout prix éviter d’entrer dans ce scénario. Comment ? Le plus
simple me paraît être de poser des questions, mais bien entendu pas pour le seul plaisir de poser de questions ; tout au contraire, il s’agit de poser des questions dans le réel souci de trouver une issue acceptable pour soi et
pour l’autre. Si l’esprit de vengeance est à l’œuvre, ou le désir de blesser en retour, il est préférable de faire un travail sur soi avant de tenter quoi que ce soit. Cela ne veut pas dire donner raison
au patient ou au collègue ou au supérieur. Cela veut juste dire se resynchroniser avec soi avant de dire des paroles qui dépassent notre réelle pensée, ou dont les conséquences déborderaient nos intentions.
Heureusement, ces situations extrêmes ne sont pas censées être le quotidien du soignant, sauf lorsqu’au sein d’une équipe, trop de tensions ont réussi à s’installer, ou lorsqu’un patient ou un
membre de l’équipe semble faire l’objet d’un transfert massif, voire collectif et négatif. Pourquoi ?
Toute la question est là bien évidemment. J’aime l’image du cylindre qui,
vu sous un certain angle, donne l’image d’un disque, et, vu sous un autre angle, donne l’image d’un rectangle. Souvent dans les malentendus, celui qui voit le disque se refuse à intégrer le point de vue de celui qui voit
le rectangle. Et vice-versa. Ce blocage, ce refus d’intégrer un autre point de vue que le sien, est cause que ni l’un ni l’autre n’ont la juste perception du cylindre, mais il ne signifie nullement que l’un ou l’autre
des intervenants ne dise pas en toute sincérité ce qu’il perçoit. L’image du cylindre est toute simple et est un classique des cours de géométrie ou de dessin technique. Mais elle me paraît très
éclairante et utile à se remémorer de temps en temps.
Dans notre métier, nous rencontrons parmi nos collègues, nos supérieurs et nos patients, des personnes de sensibilité et de personnalité
très différentes les unes des autres. Dès lors, ce qui peut subitement dérider une personne peut tout aussi facilement en crisper une autre. Même l’humour n’est pas nécessairement une clef parfaite. Il peut
avoir des effets inattendus et prodigieux, certes, mais seulement lorsqu’on y recourt avec délicatesse et à bon escient. Dans le métier de soignant, selon que l’on considère une personne que l’on est appelé
à rencontrer régulièrement, ou au contraire, une personne que l’on ne rencontre que lors d’une visite ponctuelle, la relation, la proximité relationnelle sera très différente. Mais cela, je te l’accorde,
n’est pas une exclusivité du milieu médical ! Les enseignants aussi traversent cette épreuve. Lorsqu’ils rencontrent leur classe pour la première fois et que des liens se tissent au cours de l’année,
le contexte est très différent de celui d’un stage, d’un remplacement, ou encore d’un examen oral lorsqu’un enseignant auditionne les élèves d’un autre professeur.
Être attentif
à la qualité de l’instant est un apprentissage de toute une vie. Toute recette miracle serait artificielle et vouée à une relation qui resterait superficielle. L’authenticité comporte cependant ses propres écueils
car elle nous confronte à nos propres failles. Alors, comment s’en sortir ?
Dans notre vie, certaines manifestations de nous-mêmes nous réveillent malgré nous. L’enthousiasme est une de ces
entités émergentes. Lorsqu’il se manifeste, l’enthousiasme est un précieux et puissant révélateur du contexte qui favorise, ou qui du moins autorise, l’éveil de cet élan vital. À nous
d’en prendre conscience, que ce soit pour nous-même ou pour quelqu’un d’autre que nous. A contrario, si ce que nous disons ou faisons génère de l’angoisse chez l’autre, c’est que nous ne sommes pas dans
le bon ! C’est notre intention à l’égard de l’autre qui nous fera alors choisir de poursuivre sur cette voie ou de rectifier le tir au plus vite. C’est cette intention que l’autre percevra de nous, malgré
nous, qui fera toute la différence et qui lui permettra de nous maintenir, ou non, sa confiance.
Dans la relation de soins, comme dans l’enseignement, la confiance est primordiale ! Comment sinon oser franchir une épreuve,
quitter ses certitudes, affronter ses peurs et l’inconnu ? Cependant, à la différence de l’enseignant, le soignant est très souvent confronté à des situations irrémédiablement funestes. Enseigner,
c’est faire grandir. Soigner, c’est parfois accompagner pendant une convalescence, prodiguer des soins qui conduisent à la guérison, mais c’est aussi, à d’autres moments, accompagner celui qui s’en va, qui
souffre, qui meurt, et j’ai envie d’écrire, qui meurt parfois de son vivant. Lorsque tu rencontreras cette situation, tu la reconnaîtras, et tu comprendras ce que j’ai essayé d’écrire à travers ces
mots. Le déclin, la perte de contrôle de son corps ou de ses pensées, ne plus reconnaître ses proches, ne plus savoir qui on est, ni qui on a été, ne pas savoir que la personne qui nous soigne au quotidien est une personne
qui nous veut du bien, ne plus savoir dire merci, pardon ou « je t’aime », ... ce sont là de terribles souffrances qui dépassent de loin les ressources dont disposent les soignants les plus aguerris et les mieux intentionnés.
C’est surtout une grande souffrance pour les proches, et tu verras, à un moment donné, on ne sait plus très bien qui est le patient : les proches, le patient, ou quelquefois nous-même, dans notre rôle de soignant
aussi.
III.
Tu verras des enfants… des vieillards… de jeunes ados à la recherche d’eux-mêmes et de jeunes adultes prêts
à conquérir le monde. Mais tu verras des enfants, des bébés mêmes. Tu sentiras leur vie palpiter entre tes mains, et tu verras les yeux des toutes jeunes mamans se lever vers toi, t’implorant te faire baisser la fièvre
de leur premier né. Tu rencontreras des êtres en détresse parce qu’un problème de santé, un accident parfois, est en train de faire basculer leurs rêves. Tu rencontreras des personnes souffrant de solitude et qui
chercheront à te retenir autant que possible auprès d’elles ; tu en rencontreras dont tu troubleras l’isolement et qui seront pressées de te voir partir. Tu seras pourtant toujours toi. Mais qu’ils te rejettent ou
qu’ils te bénissent, si tu as la vocation de soigner, tu seras lumière dans la nuit.
Il arrivera aussi, mais c’est plus rare, que tu te sentes manipulée. Nous ne sommes pas là pour imposer des soins
non souhaités. Nous sommes là pour prendre soin de celles et ceux qui ont besoin de nous. En cas d’inconfort relationnel, ne reste jamais seule. Confie-toi à quelqu’un. Cela permet de relativiser et de sortir, ou mieux encore
de ne pas entrer, dans un engrenage qui peut parfois être psychologiquement très violent. Il est inévitable qu’on se sente violemment agressé lorsque l’on donne le meilleur de soi-même et que l’on se sent
rejeté. Il est alors toujours difficile de prendre du recul et de réaliser que le rejet massif ne nous concerne pas personnellement mais quelque chose que nous représentons à ce moment-là pour la personne en face de
nous. Quant à la manipulation, elle est d’un tout autre ordre, surtout lorsqu’elle vise intentionnellement à générer de la culpabilité chez le soignant. Nous ne sommes pas tout puissant et n’avons pas à
l’être. Nous avons des devoirs, des contraintes, mais nous sommes des êtres humains. Nous ne sommes pas parfaits et n’avons pas à l’être non plus. Nous avons des limites, que seule peuvent repousser l’enthousiasme
et la foi dans la beauté de ce que nous accomplissons. Saper le moral de quelqu’un n’a jamais été un levier. Ne reste pas là où tu t’éteins. Va là où tu peux être lumière.
Je te l’écris pour que tu ne sois pas seule avec tes doutes si un jour il devait t’arriver que tu ne te sentes pas respectée. Si tu es bien en phase avec toi, tu le vivras très bien. Les soignants sont là pour aider,
jamais pour s’imposer. Quant aux patients, ils sont libres, sauf lorsque les thérapeutes sont des gourous. Là où ça se complique, c’est lorsque les patients sont dépendants, qu’ils n’ont pas d’autre
choix que d’accepter d’être aidés, et que les soignants ont l’obligation de leur porter secours malgré le souhait commun que la personne ne soit pas dans cette situation extrême.
Face à la
souffrance, la théorie fait profil bas. Il te faudra innover, inventer, chercher à tisser du lien malgré la confusion, le déni, les erreurs, et des aller- retours inévitables sur le chemin de la confiance.
Alors,
va sur ton chemin… N’aie pas peur de tes erreurs, car la vocation est un chemin, pas une entité fixe. Souviens-toi du cycle des saisons, du perce-neige qui fleurit au cœur de l’hiver et nous annonce le retour du printemps. Souviens-toi
de la révolution de la terre autour du soleil et du ciel qui, lorsqu’il s’assombrit, te permet de voir les étoiles. N’exige pas de toi la perfection, seulement le meilleur. C’est en apprenant de tes erreurs que tu apprendras
la tolérance et le pardon. C’est en apprenant la tolérance et le pardon que tu apprendras à t’aimer toi-même et à aimer les autres à l’identique. C’est en apprenant à aimer que tu t’accompliras.
C’est en accomplissant ce que tu es véritablement que tu tendras vers l’idéal sans t’y brûler les ailes. Tu as en toi, nous avons tous en nous, une part d’ombre et de lumière. À nous de veiller à
ne pas éteindre l’étoile au cœur de notre nuit.
Chaque fois que tu te sentiras déboussolée, prends le temps de t’arrêter, de faire silence. Faire silence, c’est surtout faire taire
tout le brouhaha des tracasseries qui nous occultent le cœur et l’esprit, et qui parasitent ce qu’il y a de plus essentiel, de plus sacré en nous. N’aie pas peur du silence. Prends le temps d’écouter ce qui se passe
en toi, pas dans le registre intellectuel, mais dans le registre de ce que tu es sans mots, sans gestes, juste en écoutant la vie en toi. Les musiciens, les artistes ont le talent de donner une forme à ce ressenti qui dépasse les mots.
D’autres vivent ce recentrement comme des instants de méditation. Quelle que soit la façon dont tu le ressens toi, sache que tu peux y puiser la force de poursuivre ton chemin. Cela n’empêche nullement qu’à d’autres
moments, tu aies besoin de pouvoir te défouler dans une activité physique intense, ne fût-ce que pour te décharger d’un excès de tension, d’angoisse, voire de révolte, et qui, sans cela, te détruirait,
ou te conduirait à détruire l’autre. La violence aussi fait partie de notre vie. Se maîtriser, canaliser ses émotions, ne veut pas dire ne jamais passer à l’acte, au contraire. Si cela t’arrive, identifie
ce qui t’a conduite à en arriver là. Et accomplis le prodige de métamorphoser la violence que tu ressens en acte créateur. C’est très difficile. Prends grand soin de cette part de liberté que tu as en toi.
Tu rencontreras des soignants qui vivent leur métier comme un sacerdoce, s’oubliant eux-mêmes et souvent leur famille, pour répondre à toutes les attentes de tous les patients. Tu rencontreras des soignants qui poseront
leurs limites pour réussir à concilier respect de soi, respect de l’autre, côté patients et côté famille. Tu rencontreras des soignants qui auraient préféré exercer un autre métier et
que tu pourras aider de diverses façons : tantôt en leur dévoilant les conséquences inattendues du « prendre soin de l’autre », tantôt en les déculpabilisant d’avoir peut-être
à quitter ce métier pour rejoindre le métier qui est véritablement le leur. Tu rencontreras des soignants en déroute, victimes d’un passage à vide à cause d’un incident professionnel ou à
cause de leur vie privée. À chaque fois, tu auras un rôle important à jouer. Nous sommes aussi tissés de nos rencontres. Nous sommes responsables du bien et du mal que nous faisons à celles et ceux que nous rencontrons.
La portée de nos paroles comme de nos actes est imprévisible. Tu rencontreras des soignants ayant peu d’expérience, et d’autres qui en auront beaucoup à partager. Les premiers sont tantôt à rassurer, tantôt
à éclairer sur l’humilité du métier. Les seconds sont à écouter et à observer. Soigner est un art, et, comme m’a un jour dit ma grand-mère à propos de la couture ou de la coiffure,
c’est un art qui ne s’apprend pas mais qui se vole. Il faut beaucoup observer. Pour cette raison sans doute, les tout premiers stages, ceux que l’on appelle « d’observation » sont déterminants dans la suite
d’un parcours.
Voilà ! Je crois que c’est bien là tout ce que je voulais t’écrire aujourd’hui. Maintenant, va ! Et si, dans cette lettre, quelque chose te paraît susceptible de pouvoir
t’aider à grandir, vis et partage-le sans modération. J’ai tenté de les dire à maintes reprises, puis je me suis tue sous l’acharnement de certains à m’éteindre. Mais comme la vie triomphe perpétuellement
de la mort, j’ai fait mien le proverbe mexicain : « Ils ont voulu nous enterrer mais ils ne savaient pas que nous étions des graines. » Crois en toi, Noémie. Crois surtout à la force de ce qu’il
y a de meilleur en toi, et puis, va sur ton chemin !
Christel Mariën